vendredi 20 novembre 2020

Père Christian Delorme: L'esclavage n'est pas mort, l'esclavage menace toujours de ressurgir

Le 2 décembre, la Journée internationale pour l'abolition de l'esclavage commémore l'adoption par l'Assemblée générale de la Convention pour la répression et l'abolition de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui adoptée le 2 décembre 1949.
L'objectif de cette Journée est d'éradiquer les formes contemporaines d'esclavages telles que la traite d'êtres humains, l'exploitation sexuelle, le travail des enfants, les mariages forcés et le recrutement forcé d'enfants dans les conflits armés

Dans le cadre de cette journée, une visio-conférence avec table ronde et débat aura lieu le mercredi 02 décembre 2020 de 19h à 21h et diffusée en direct en ligne.


A l'approche de cette journée commémorative, nous avons pu recueillir les impressions du Père Christian Delorme sur cette question. 

Père Christian Delorme, surnommé le "prêtre des Minguettes", est un prêtre catholique lyonnais connu pour être très impliqué dans le dialogue inter-religieux, mais également pour être engagé dans la défense des causes relatives aux droits de l'Homme notamment l'esclavage.



Père Delorme, pensez-vous que cette journée du 2 décembre a suffisamment d’écho dans nos sociétés et dans les établissements scolaires ?

La majorité des Français, je crois, n'a pas conscience que notre pays a été, dans son histoire, impliqué dans le « commerce triangulaire ». La plupart, même, ne fait pas le lien entre l'existence de populations noires aux Antilles et cette ignoble traite des Africains sub-sahariens. Les abolitionnistes Victor Schoelcher et l'abbé Grégoire, la grande figure de défenseur de la liberté que fut Toussaint Louverture... sont malheureusement des personnages qui « parlent » à très peu de monde. Et si Napoléon reste très connu... ce n'est pas en raison de son choix de rétablir l'esclavage que la Révolution de 1789 avait décidé d'abolir.
Peut-être cette ignorance est-elle dûe au fait que Paris n'a pas été une ville qui s'est directement impliquée dans ce commerce esclavagiste , quand bien même le pouvoir politique central y résidait? 
Ni les deux grandes villes de Lyon et de Marseille ( pourtant un port)? Ces dernières années, heureusement, les villes de Nantes et de Bordeaux, qui se sont enrichies grâce aux navires négriers, en sont venues à prendre conscience de leur participation historique à ce grand crime. Elles assument désormais leur passé, et ont le souci de cultiver cette mémoire, en vue d'éduquer les consciences contemporaines à refuser la répétition de toute aliénation de la liberté et de la dignité des personnes. Dans l'hexagone, les Antillais, pour beaucoup descendants des victimes de la traite, sont aujourd'hui très nombreux. Leur histoire personnelle est inséparable de cette histoire terrible. Pour qu'ils se sentent vraiment inclus dans le récit national, parler de la participation de la France à cette histoire de l'esclavage est absolument nécessaire. Dans les écoles, les médias et ailleurs. 
Que pensez-vous de ces mouvements pour qui la lutte antiraciste passe aussi par l’effacement des symboles du passé esclavagiste et colonial ? Par exemple en déboulonnant des statues, en changeant les noms de livres ou de films en débaptisant des rues etc…

Le passé est le passé. Nous devons le regarder avec lucidité et courage, faire acte de repentance quand il y a lieu, mais on ne doit pas le mutiler. Prenez ces deux grands personnages de l'histoire de France que sont Colbert, le Premier Ministre de Louis XIV à l'origine du sinistre « Code Noir » de 1685, et Napoléon Bonaparte, à l'origine du rétablissement de l'esclavage aux Antilles en 1802 quand il était Premier Consul. Certes ces deux hommes ont été des acteurs importants de ce crime contre l'humanité qu'est l'esclavage, et cependant on ne peut les réduire à cela. La France d'aujourd'hui doit encore beaucoup à ce qu'ils lui ont apporté. Mais nous devons nous interroger sur le fait que des génies politiques de cette dimension ont été aussi ces épouvantables acteurs du crime esclavagiste. Et quand nous prenons la mesure de leur œuvre, nous ne devons pas occulter cette part sombre. Déboulonner leurs statues quand il y en a ne me paraît pas souhaitable, d'autant plus qu'ils n'ont pas été les seuls responsables de leur temps. Si on « déboulonne » Colbert, il faudra aussi « déboulonner » Louis XIV ! En revanche, il faut mettre en avant et à l'honneur d'autres grandes figures de notre humanité, en particulier celles qui furent du côté des victimes. Toussaint Louverture, héros universel de la liberté et de la dignité de l'homme, mériterait ainsi d'avoir sa statue dans toutes les cités de France ! 


En 2020 l’objectif de cette journée est-il atteint ? A savoir éradiquer les formes contemporaines d'esclavages : traite d'êtres humains, exploitation sexuelle, travail des enfants, mariages forcés et recrutement forcé d'enfants dans les conflits armés. 


Quand j'étais adolescent, il y a de cela maintenant bien longtemps puisque j'ai atteint cette année l'âge de 70 ans, j'ai lu avec passion et bouleversement le roman « La case de l'Oncle Tom » de l'écrivaine abolitionniste du XIX ème siècle Harriet Beecher-Stowe, roman aujourd'hui considéré comme paternaliste mais qui a joué un rôle important au profit de l'abolition de l'esclavage aux Etats-Unis par Abraham Lincoln en 1863. Ce livre m'a très certainement éveillé à « l'antiracisme ». Mais l'esclavage, pour moi, était alors « derrière nous ». Très vite, cependant, j'ai su que des formes d'esclavage, de servage et de travail forcé subsistaient en différents lieux du monde. J'avais 18 ans quand j'ai adhéré à un « Comité pour l'abolition de l'esclavage » qui avait été créé à Paris par André Chalard, un ex-instituteur en Algérie, pour venir en aide à des esclaves noirs du Sahara qu'il avait connus. J'ai noué aussi un lien, à la même époque, avec la vénérable Anti-Slavery Society de Londres, créée en 1823, qui continuait de dénoncer le maintien de situations de servitude. Plus tard, au début des années 1990, j'ai appris la persistance de l'esclavage des Noirs en Mauritanie, et j'ai effectué une mission d'enquête à ce sujet dans le cadre de l'association Agir Ensemble pour les Droits de l'Homme avec son fondateur André Barthélemy. Plus récemment, m'étant impliqué dans des squats de jeunes migrants sub-sahariens de la métropole de Lyon, j'ai lié connaissance et amitié avec des jeunes qui, lors de leur parcours migratoire, ont été réduits en esclavage en Libye par des groupes mafieux. Je puis donc dire que l'esclavage – particulièrement l'esclavage des Noirs – m'aura poursuivi toute ma vie, et j'y reste très sensible. Oui, l'esclavage existe encore. Il renaît même malheureusement sous des formes nouvelles et diverses. La traite d'êtres humains, pour l'exploitation de leur force de travail ou pour des usages sexuels, est un commerce de nouveau en pleine expansion. 


Pourquoi la journée du 2 décembre semble-t-elle aussi peu efficace? 


Cette réalité de l'esclavage de nouveau en pleine expansion nous dit au moins deux choses. D'abord sur la vérité de l'homme. Autant celui-ci est capable de grandes œuvres, de produire et de faire grandir l'amour, la beauté, la fraternité, autant il peut engendrer les pires crimes, les pires atrocités. Ce fut vrai dans le passé ; c'est toujours vrai aujourd'hui. Deuxième chose : comme la guerre, comme la torture, l'esclavage, quand il est aboli, menace toujours de réapparaître. Il ne faut donc jamais baisser notre vigilance à son sujet. 


La pandémie de la Covid-19 a fait émerger, en les exacerbant, les inégalités sociales. Les populations les plus pauvres payent un lourd tribut au Covid-19 ; elles ont continué à travailler sans protection durant le confinement de mars 2020. Nos sociétés sont-elles condamnées à reproduire ce schéma de dominants riches et d’exploités pauvres asservis par un travail qui ne leur permet que de survivre ? Schéma qui s'apparente à une société esclavagiste ?


Je crois très important de faire attention à ne pas mettre tout dans tout... Si nous associons toute forme d'inégalité et d'injustice au grand crime de l'esclavage, alors nous dévaluons ce crime lui-même, nous le banalisons. C'est comme lorsqu'on associe tout acte de violence à la persécution des Juifs au temps d'Hitler... Toutes les sociétés du monde sont malheureusement bâties sur des rapports de domination, avec des puissants ou des plus favorisés qui bénéficient de l'exploitation des plus faibles. Il faut évidemment lutter contre ces modèles politiques et économiques inégalitaires, chercher et promouvoir des alternatives. Mais il convient également d'apprécier avec justesse la réalité de ces injustices et inégalités. Une société où il y a des organisations politiques et syndicales, un Code du travail, des prestations sociales, la reconnaissance de libertés fondamentales, etc.. n'est pas une société esclavagiste.



Ilham Seghrouchni




1 commentaire:

  1. les droits des travailleurs ont beaucoup régressé. Aujourd'hui, un travailleur n'a que 6 mois pour faire appel aux prudhommes et il aura besoin d'avoir un bon avocat face à un patronat mieux armé pour faire valoir sa parole. Il faut reconnaître que la société est injuste et inégalitaire. Le travailleur est fragilisé et n'est pas en position de force pour négocier au mieux son salaire.

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